23 Oct 2 experts parlent de la Raison d’Etre
Le rendez-vous de la raison d’être
A l’origine, il y a l’idée que depuis la loi PACTE en 2019, beaucoup d’entreprises se sont emparées du thème de la raison d’être, sans forcément se poser les bonnes questions. En provoquant des débats réguliers et des interviews d’experts sur le sujet, j’espère faire progresser la réflexion de ceux qui veulent comprendre l’intérêt de ce sujet, ainsi que ses limites. J’ai donc fondé Purpose Info, le rendez-vous de la raison d’être et je recevrais à une fréquence que j’espère mensuelle les intervenants les plus intéressants du débat autour de la raison d’être.
Présentation des intervenants :
- Bertrand Valiorgue est universitaire, professeur en stratégie et gouvernance des entreprises à l’IAE Clermont Auvergne et auteur d’un ouvrage publié aux presses universitaires Blaise Pascal et intitulé La raison d’être de l’entreprise.
- Jean-Charles Simon est économiste et préside Stacian, un cabinet proposant une solution globale de statistiques publiques en ligne, ainsi que des outils de visualisation. La dernière tribune de M. Simon postule que la seule raison d’être de l’entreprise est de maximiser sa valeur.
Q1: Pour planter le décor sur vos conceptions respectives du sujet, je propose que nous entrions dans le débat sous un angle philosophique. Est-ce que vous pourriez commencer par me donner les raisons pour lesquelles les entreprises ont vocation, ou non, à poursuivre des missions d’intérêt général, au delà du cadre défini par la loi ?
JCS : […] Fondamentalement, mes convictions reposent autour de quelques principes. Le premier, c’est la liberté d’entreprendre. Je crois qu’il s’agit d’une valeur majeure de nos sociétés modernes depuis la révolution industrielle. C’est quelque chose qu’il faut selon moi préserver le plus possible et encadrer le moins possible. On ne doit y apporter des restrictions que quand les représentants des citoyens choisissent de limiter telle activité car on considère qu’elle ne doit pas s’exercer dans le pays (production, consommation…). Est-ce qu’on a peut apporter des restrictions à la liberté d’entreprendre ? On a pu le vouloir dans la loi Pacte, avec la modification de la rédaction du code civil sur l’objet social. Il y a des promoteurs pour aller plus loin, un large mouvement pour s’opposer à ce que je défends, notamment chez les activistes d’extrême gauche, chez les activistes écologistes… La cible est vraiment ce!e liberté d’entreprendre, via un lobbying majeur que ces activistes mènent aujourd’hui contre une liberté reconnue dans la constitution Française. La deuxième chose, c’est le droit de décision des actionnaires. Si je rentre dans la forme sociale des associés, ou de société par action, ma conviction profonde est qu’il faut leur laisser, dans les limites du droit, la plus grande marge de manœuvre possible et imposer des restrictions à minima et pour quelque chose qui correspond à des dispositions qui vont protéger tel ou tel autre intervenant ou contrepartie. […] J’entends beaucoup d’entreprises insister sur la notion de durée. C’est très compréhensible, mais il y a des entreprises éphémères, qui ne sont pas là pour durer. Je reviens au secteur des assurances, il y a beaucoup d’entreprises de « run off », qui ont une durée de vie limitée, parfois connue, vu que l’idée consiste à faire s’éteindre un portefeuille de contrats gérés. C’est leur objet d’exister pour ce!e durée limitée. Il y a tout un tas de cas et en fait c’est ce!e très grande diversité que je souhaiterais voir encadrée le moins possible par le législateur. Qu’il donne des outils, comme la B-Corp américaine, pourquoi pas. Mais la France est déjà très largement connaisseuse de ces choses là, avec les formes mutualistes, coopératives, toutes ces organisations qui ne sont pas dans des formes classiques d’entreprises orientées sur la création de valeur. Je souhaite profondément qu’on ait des possibilités, mais le moins de contraintes possibles. Je vois dans la loi PACTE une tendance vers la contrainte. Deux personnalités intéressantes, Mme Notat, avec qui j’ai déba!u de nombreuses fois longuement, M. Sénart, deux courants de pensée, le catholicisme social, l’histoire de la CFDT, qui sont tous les deux très soucieux de l’encadrement de l’entreprise. C’est ça que je critique profondément […].
BV : Je veux d’abord revenir sur la manière dont vous formulez la question Clarence. Je vous remercie de la formuler de cette façon, car c’est précisément ce qui est à l’origine d’un malentendu dans beaucoup de débats et de prises de position qu’il peut y avoir autour de la loi PACTE et en particulier autour de la notion de raison d’être. Il n’a jamais été dit et il n’a jamais été défendu dans le cadre de ce corpus de réformes, que l’entreprise devait avoir des missions d’intérêt général. Personne n’a jamais dit que l’on considérait l’entreprise comme un quasi service public ou que l’on devait faire des entreprises des ONG. Ce n’est pas ce qui est en jeu et la réforme qui est en place n’a pas pour but de pousser des réformes « d’intérêt général » un concept que chacun aurait énormément de difficultés à définir. L’enjeu est à un autre niveau, qui consiste à dire que le fonctionnement de l’entreprise doit être orienté et être mis au service de grands défis sociaux, environnementaux, qui traversent nos sociétés contemporaines. Cela vient en contrepoint à certains projets, qu’on pourrait résumer par une formule qui n’est pas employée généralement par les dirigeants : « mon objectif est la maximisation de la valeur actionnariale ». La loi PACTE établit un contrepoint dans le discours dominant qui considère que la raison d’être est la maximisation du profit. La réponse qui est faite c’est de dire que la raison d’être de l’entreprise est de participer aux différents défis sociaux, sociétaux, environnementaux auxquels les sociétés et les économies de marché de ce début de XXIème siècle sont confrontés.
Entre dire que c’est à la fois servir l’intérêt général et dans ce cas on se dit qu’il n’y a plus d’entreprises, ce sont des quasi services publics ou des ONG, ces gens là n’ont absolument rien compris à ce qu’est la nature d’une entreprise… Et se dire que les entreprises ont par essence un projet économique sans lequel elles ne peuvent perdurer, mais la vocation de ce projet économique n’est pas de faire remonter un maximum de valeur actionnariale pour les actionnaires, mais plutôt répondre aux défis auxquels les sociétés sont confrontés.
J’estime important de lever ce malentendu, pour que le débat ne parte pas dans une fausse direction et aboutisse dans une impasse, avec des positions polarisées.
Q2 : Quelle est pour vous la place du profit dans les motivations qui président à la création d’une entreprise ? Le voyez-vous plus comme une cause ou comme une conséquence ?
BV : Évidemment, si l’entreprise ne dégage pas de profit, elle se retrouve en faillite, en cessation de paiements et donc elle disparaît. La notion de profit est essentielle, consubstantielle à la notion d’entreprise. Mais c’est un peu comme si on se disait que « les mammifères ont besoin de respirer pour vivre »… C’est pareil, pour respirer, l’entreprise a besoin de dégager un profit. Mais ça ne constitue pas le mobile ou la raison d’être de l’entreprise. C’est une conséquence. Parfois, vous avez des entrepreneurs qui ont une vision et qui affichent un projet économique qui rencontrent une demande économique et sociale exceptionnelle et il n’est absolument pas choquant que dans ce cadre là il dégage du profit, voir beaucoup de profit.
JCS : Le sujet pour moi est vraiment important au contraire. Le profit n’est pas accessoire. Il est la condition de la suite. C’est plutôt la valeur de long terme d’ailleurs, car on a des exemples aujourd’hui de sociétés qui perdent de l’argent de manière durable, mais dont la valeur s’accroit en même temps et qui trouvent les capitaux nécessaires, sous formes de titres ou de créances pour continuer à exister. […]
Le sujet, c’est que ce!e recherche de la valeur n’est jamais le point de départ d’un projet. Les gens font des business plans. La vie réelle d’une entreprise, c’est un projet d’abord de produit ou de service. Puis je travaille à un modèle d’affaires, dans lequel je réfléchis à la viabilité de ce projet. C’est pourquoi la raison d’être est un faux projet, c’est pourquoi cela donne autant de tartes à la crème de mon point de vue, dans l’exercice des grandes entreprises qui font ça. On parle beaucoup d’un point de vue de grande entreprises, riches. Cela donne ces résultats car une entreprise qui est viable est parfaitement justifiée. Elle n’a pas besoin de se donner d’objectifs. Je peux fabriquer des scoubidous, des godemichets ou de la nourriture pour chat, je fais mon activité et ça marche sans artifices, sans subventions… Mon activité est durable et a donc pleinement sa raison d’être. Et même et c’est ma conviction profonde, ce qu’elle peut faire de mieux pour la société ce!e entreprise, c’est justement de dégager de la valeur, de créer de la valeur. C’est ce qu’elle peut faire de mieux pour ses collaborateurs, pour ses futurs collaborateurs, pour ses clients, pour ses fournisseurs, pour l’Etat, avec les recettes qu’elle dégage. C’est ce qu’elle peut apporter de mieux à la société. […] Qu’elle ait par ailleurs une fondation, qu’elle consacre de l’argent à différents objectifs peut tout à fait aller dans le sens de son marketing, de l’attractivité qu’elle a pour ses collaborateurs, ses fournisseurs, de la pérennité qu’elle puisse donner. Cela peut jouer sur ses relations avec les pouvoirs publics, sur son image auprès des consommateurs et cela peut avoir du sens. Mais justement ça a du sens lorsque cela va vers la création de valeur. C’est lorsque cela la contrarie qu’est à mon avis le sujet. Souvent, les dirigeants qui ne sont pas propriétaires de leur entreprise n’ont pas de légitimité à contrarier ce chemin vers la maximisation de la valeur.
Q3 : Monsieur Valiorgue, en ce qui vous concerne, vous accordez une vraie importance au concept de « raison d’être ». C’est l’occasion pour l’entreprise dites-vous « d’assumer ses externalités négatives et montrer comment elle agit pour les limiter ou les compenser ». Pouvez- vous être plus précis ? Selon-vous est-il inutile de travailler sa raison d’être s’il n’y a pas la volonté sous-jacente de poursuivre une mission d’intérêt général ?
BV : Par rapport à l’idée de « tarte à la crème », je reprends ce!e expression qui n’est pas la mienne car j’ai écrit qu’il y avait parfois des solutions qui consistaient à enfoncer des portes ouvertes. On a des déclarations de dirigeants qui ont voté des raison d’être qu’ils n’auraient mieux valu pas mettre en place, car elles n’apportent absolument rien à ce qu’ils sont et à ce qu’ils veulent faire. Le risque que cela devienne un outil réthorique et un artifice supplémentaire de communication moins bien utilisé est réel, aucun doute la dessus. Par contre, je pense aussi que la notion de raison d’être peut-être utile quand une entreprise veut pivoter. Par exemple quand une entreprise a conscience que son modèle économique, ses technologies, ce qu’elle apporte à la société est en déclin, quand elle voit qu’elle arrive plus ou moins à bout de course sur ce qu’elle fait et ce qu’elle apporte. Elle se rend compte que les technologies changent, que les a!entes de la société et des consommateurs changent et qu’il faut engager une démarche de transformation pour pivoter, bifurquer. La raison d’être peut alors être utile pour donner l’idée que la société évolue très vite et que les technologies mobilisées deviennent obsolètes ou alors moins tolérées par la société. Face à cet environnement, on doit se regénérer, se renouveler et l’outil raison d’être peut-être assez puissant pour pouvoir engager un projet de transformation d’entreprise. C’est en ce sens qu’il est utile. Vous parlez des externalités négatives. C’est justement les « irritants » qui génèrent de la conflictualité dans le monde de l’entreprise et qui envoient des signaux forts aux dirigeants pour leur dire qu’il y a des problèmes, des parties prenantes qui contestent certains choix, certaines pratiques. Va-t-on être en mesure de continuer ainsi dans la durée ? Ou au contraire on accepte qu’une technologie soit condamnée et qu’on doit évoluer. Et là la raison d’être en tant que projet ou vision stratégique peut-être un outil relativement puissant.
Si je résume, on peut en faire un outil de marketing complètement dévoyé et dans ce cas, nous perdons notre temps, soit on peut en faire un outil stratégique pour bifurquer et pivoter et là, la raison d’être à toute son utilité et sa valeur ajoutée.
Q4 : Monsieur Simon, vous critiquez la « course sans fin à la vertu » à laquelle se sont engagées les entreprises aujourd’hui. Pourriez-vous nous en dire plus ? Ne peut-on réconcilier profit et vertu selon vous ? Ou y a-t-il aussi, en réaction aux discours parfois très démagogiques de certaines entreprises, une certaine volonté de « provocation » de votre part ?
JCS : Je pensais effectivement à quelques entreprises, mais je crois que là dessus, nous ne sommes pas très éloignés. Certaines ont une stratégie marketing assumée de positionnement vertueux, qu’ils veulent montrer à leurs clients avant tout. Je pense par exemple à une grande entreprise Française de l’agro- alimentaire qui a très clairement, depuis près de 50 ans, cette volonté de se montrer différente et donc de faire comprendre à ses clients qu’elle a des objectifs différents, qu’elle est plus vertueuse. Cela existe aussi dans la grande distribution. Ces entreprises répondent mieux aux a!entes de la société car elles proclament ce!e différence et essaient sincèrement de me!re leurs actes en cohérence avec cet objectif. […] Toutes les entreprises des hydrocarbures, sans exception, s’interrogent sur la façon dont elles vont progressivement devoir se réorienter, quelles évolutions conduire, où doivent-elles investir les cashflows de leur activité sur les produits classiques ? Mais si je reprends l’exemple du tabac, Philip Morris explique qu’on arrivera peut-être dans un monde sans tabac à horizon de 20 ans, voilà ce que je ferai à ce moment là. Tout cela est tout à fait normal et peut s’accompagner d’un exercice qui prenne la forme de la raison d’être. […] C’est l’idée d’une éventuelle rigidité ou de conséquences juridiques et c’est là ou je pense que les entreprises qui vont peu à peu se doter de raison d’être ne mesurent pas nécessairement les risques juridiques qu’elles prennent, une fois qu’elles seront dotées de la raison d’être, tout comme la modification sur l’objet social ne sera absolument pas neutre sur les possibilités d’actions juridiques d’adversaires potentiels. Nous ne sommes en effet pas dans un monde de « Bisounours ». Certains opposants violents veulent atteindre à ce qui existe au sein de l’économie de marché, c’est à dire la liberté d’entreprendre et la propriété de l’entreprise. Il y a ces offensives qui arriveront dans beaucoup de situations. Quand M. Sénart fait ses plans sociaux chez Renault, peut-être sera-t-il un jour embêté car on lui dira qu’en abandonnant des sites industriels, il commence à toucher à des choses qui correspondent à l’ADN de Renault en France, ou qu’il ne tient pas bien compte des conséquences environnementales et sociales de l’action qu’il est en train de mener. C’est là que j’émets des doutes. Si on reste dans l’action volontaire et souveraine de l’entreprise autour de son pivot stratégique, de ses évolutions, de ses besoins, il n’y aurait pas de sujets, mais nous ne sommes pas du tout dans ce cadre là.
BV : M. Simon, les activistes ne viennent pas forcément d’ou vous l’imaginez. Je voudrais donner un exemple très concret. La semaine dernière, Blackrock a décidé d’a!aquer et de se retourner contre Volkswagen en dénonçant la gestion du Dieselgate et de l’après Dieselgate. Oui il y a des activistes que l’on pourrait qualifier d’anti entreprises, mais l’activisme qui est en train de se développer et sur lequel cela va chahuter de plus en plus, c’est l’activisme actionnarial. Parce que les actionnaires et en particuliers ceux qui les représentent, les gestionnaires d’actifs, vont pousser dans un certain nombre de secteurs à mieux intégrer certaines a »entes de la société, certaines conséquences négatives de l’activité des entreprises sur le tissus social et environnemental. […]
JCS : Je suis d’accord avec ce que vous dites. D’ailleurs, M. Fink (Président de Blackrock, NDLR) est un des grands promoteurs du sujet Outre-Atlantique, avec une légitimité d’ailleurs qui me semble très discutable, parce que l’argent que gère Blackrock ne lui appartient absolument pas. Mais ça c’est un autre sujet qui nous entrainerait très loin sur la démocratie actionnariale ! […] Que certains trouvent que cela ne va pas assez vite chez Volkswagen pour le pivot vers l’électrique, cette stratégie là a du sens et la preuve, ils peuvent dire que regroupés à 10 constructeurs, ils valent moins que M. Musk qui vend pourtant 100 fois moins de voitures… Donc je retombe sur des choses qui me vont très bien, c’est à dire que justement, la valeur n’est pas au rendez-vous, alors que celui qui a internalisé à l’extrême le sujet est reconnu et félicité par le marché, alors qu’il avait à peine dégagé ses premiers profits… Ce mouvement là reste ancré dans la création de valeur. Dire « je suis l’entreprise qui vaut le plus parce que j’ai bien internalisé les choses ». Maintenant, les externalités négatives, qui doit les définir ? Et là on est sur un sujet de principe très important. Je suis profondément attaché au fonctionnement de la démocratie représentative et j’estime que ce n’est pas à d’autres acteurs de stipuler quelles sont les bonnes et mauvaises externalités de mon activité. […]
Q5 : Continuons le débat sur un terrain plus concret. Voyez-vous, l’un et l’autre des exemples d’entreprises qui se sont servi de ce thème de la raison d’être pour mettre en avant des éléments qui n’étaient pas la simple reprise du discours dominant ( Ex. : « nous agissons chaque jour pour le bien de la planète »), mais qui ont réalisé un véritable exercice sur le sens et l’utilité de leur organisation dans la société ?
BV : […] Je vais parler d’une entreprise que nous avons déjà évoqué, Danone et du projet d’Emmanuel Faber sur l’alimentation santé, qu’il a fait rentrer dans les statuts. Il est même allé jusqu’à créer la première « B-Corp » cotée avec un périmètre d’activité globale.
Ce qui m’intéresse chez Danone, sans avoir mené de terrains de recherche, c’est la partie agricole ou Danone explique qu’il y a certaines pratiques qui ne peuvent plus continuer ainsi et nous sommes donc obligés de faire muter notre système agricole. Ils s’expriment autour de ce qu’ils appellent l’agriculture « régénératrice ». Et par rapport à tous leurs producteurs laitiers, car il s’agit de ça, des actions concrètes sont engagées auprès des fournisseurs, c’est à dire des agriculteurs de Danone, pour qu’ils fassent évoluer leurs pratiques agricoles et qu’ils aient des façons de faire et des exploitations plus respectueuses de l’environnement et surtout beaucoup mieux adaptées aux défis du changement climatique qui bouleverse et fragilise considérablement le secteur agricole. On voit bien que Danone rassure et fait plaisir à ses clients avec la raison d’être, c’est du beau marketing, très bien fait, très bien emballé. Mais on peut aussi dire que du point de vue des agriculteurs, il y a un vrai travail de fond, qui est difficile, qui nécessite des ressources, qui nécessite de faire évoluer des pratiques anciennes et Danone avance aussi ce sujet là. Donc là on voit bien, à partir d’une raison d’être assez générique, qu’elle a des conséquences pratiques très opérationnelle qui montrent que sur certains enjeux, il y a une vraie dynamique en place.
JCS : Je suis beaucoup moins spécialiste que M. Valiorgue de cas pratique d’études de raison d’être. Je lis les journaux, mais je n’ai pas fait d’étude pratique sur ce que cela a pu changer dans les comportements. Mais je vois un cas qui me semble intéressant, même si ce n’est pas nécessairement directement lié à la raison d’être et qui est liée à l’exemple précédent. […] Une entreprise comme Mc Donalds n’a pas du tout le même point de départ d’image, au contraire, elle a été parfois vue comme un symbole : on se souvient évidemment de José Bové au Mc Do de Millau… La marque est vue comme le symbole de la « malbouffe » et elle a aussi beaucoup travaillé, j’en ai parlé avec son dirigeant France, avec les agriculteurs. Elle communique beaucoup désormais sur son approvisionnement pour montrer qu’il bénéficie aussi à des agriculteurs Français, avec certains critères. Et d’une image relativement médiocre en termes de qualité et de principes, cela semble pouvoir s’améliorer. Tout cela me semble de très bon aloi. Ce que je ne sais pas dans l’exemple que citait M. Valiorgue, c’est finalement, est-ce que tout ça n’est-il pas dans l’intérêt de long terme de Danone ? Si c’est le cas, dans ma vision du monde, cela doit se retrouver dans la valeur économique de Danone et dans ce cas, ce n’est pas un problème. Le seul vrai problème, ce serait le conflit d’intérêt, entre un objectif qu’on s’est donné et qui nuirait à la valeur économique future, au flux de profits futurs. Je ne vois pas la légitimité d’aller détruire de la valeur pour un engagement externe à la vie de l’entreprise. Si ça va ensemble, c’est de la bonne gestion. […]
Q6 : Pour conclure, voici deux exemples de champions Français mondiaux ayant consacré beaucoup de temps et d’énergie à la définition d’une raison d’être. Ces deux entreprises sont au cœur de l’actualité et j’aimerais entendre vos points de vue respectifs, à la fois sur leurs raison d’être telles qu’ils les ont formulé et sur l’impact de celles-ci sur l’OPA en cours.
Pour Suez, la raison d’être, déterminée à l’issue d’un long processus et défendue par le DG Bertrand Camus, est : « Notre Raison d’être est le reflet de notre vocation : façonner un environnement durable, dès maintenant !
Pour Veolia, le PDG Antoine Frérot explique : « La raison d’être de Veolia est de contribuer au progrès humain, en s’inscrivant résolument dans les Objectifs de Développement Durable définis par l’ONU, afin de parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous »
BV : Nous nous lançons sur un sujet polémique et complexe. Que peut-on dire des raison d’être en question ? Comme vous l’avez souligné plus haut, on retrouve « on est gentils, on va sauver la planète… » … Ce ne sont pas des raison d’être transcendantes. On sent bien comte tenu de l’historique, de la particularité des métiers et des clients auxquels s’adressent les deux entreprises, on voit assez bien à qui s’adresse ces messages. Il y a donc une logique à ce qu’elles fassent voter ça aux actionnaires. Je ne sais pas si la raison d’être va être un argument suffisamment fort pour permettre à Suez de résister à l’OPA jugée inamicale et injustifiée de Veolia… Je pense que non.
Pour préciser la question, est-ce qu’avoir formulé une raison d’être un peu plus différenciante aurait pu donner de meilleurs arguments, par rapport à des raison d’être aussi plates ?
La décision de rachat, ce sont les actionnaires qui vont décider s’ils acceptent le rachat, à tel prix de l’action et est-ce que Veolia devient actionnaire majoritaire de Suez ? C’est déjà en cours avec Engie et s’il y a une majorité d’actionnaires qui basculent du côté du projet de Veolia, cela sera très compliqué pour les dirigeants de Suez d’évoquer la raison d’être comme argument pour ne pas faire la fusion, du fait même que ce seront les actionnaires qui auront validé le projet. Je ne pense pas que dans ce cas précis, étant donné les rapports de force en train de s’installer, que la raison d’être soit un argument qui perme!ra à Bertrand Camus et à ses équipes, s’ils ne changent pas d’avis de résister au projet d’OPA de Veolia… Peut-être serons-nous d’accord avec Jean-Charles Simon sur l’inquiétude que génère ce projet. Aujourd’hui vous avez 3 personnes, qui ne sont pas des actionnaires, qui sont des dirigeants, qui n’engagent pas leur responsabilité personnelle, qui n’engagent pas leur capital et qui décident d’un rapprochement entre deux entreprises, deux mastodontes, qui engagent plus de 40 milliards d’euros de CA, des centaines de milliers de salariés, des services essentiels au fonctionnement de la société… Il est assez surprenant que 3 personnes décident du sort d’entreprises aussi grandes, avec de enjeux sur la société aussi importants. Cela m’interroge par rapport au fonctionnement d’une économie. Je voudrais revenir sur un point évoqué par Jean-Charles Simon au tout début. Je crois que ces méga fusions, c’est précisément ce qui ne nous fait sortir d’une économie libre de marché. C’est à dire qu’on a des géants, des entreprises à la puissance de feu considérable. Et cela se traduit par un pouvoir de marché. Elles sont en capacité d’imposer des tarifs à un client, d’imposer des tarifs à des fournisseurs et c’est inquiétant parce que précisément dans le cadre d’une économie libre de marché, on est censé ne pas avoir d’acteur en position de forte domination, comme cela va être le cas si demain l’OPA se met en place. J’ai le même soucis que Jean-Charles Simon sur la nécessité, l’importance, la vitalité de maintenir une économie libre de marché, mais c’est précisément ce type de fusion qui nous en éloigne et crée de réelles difficultés.
JCS : Je suis tout à fait proche de ce que dit M. Valiorgue. Mon grand sujet, comme économiste, c’est justement l’excès des concentrations. Schumpeter avait dit que l’économie capitaliste mourrait de la concentration et des méga groupes, avant l’étape ultime que serait le passage au socialisme, par rejet et refus de ces méga groupes. Je crois que c’est un vrai sujet. Je regarde beaucoup l’économie américaine qui permet d’avoir beaucoup de données de très long terme et effectivement, nous sommes à un niveau de concentration aujourd’hui, dans la Tech, mais pas seulement, qui est problématique. Et c’est un étouffoir potentiel pour l’entrepreneuriat et pour les intérêts des consommateurs, des clients et des salariés. On voit des choses très impressionnantes se passer. Lorsqu’il n’y a plus qu’un seul employeur qui s’appelle Amazon, ce n’est plus du tout la même chose que lorsqu’il y avait 5 distributeurs locaux… On a beaucoup d’effets de ce type qui sont mal appréhendés par l’autorité de la concurrence. On ne mesure pas assez les conséquences potentielles négatives de tout cela. Cela joue un rôle non négligeable dans l’aplatissement de la croissance potentielle d’un certain nombre de pays.
Sur le cas d’espèce, le sujet est un peu particulier, car il y a un acteur qui pourrait être presque décisionnaire, c’est l’Etat. Parce que l’Etat contrôle ENGIE, qui a le bloc de référence. L’Etat pourrait jouer le rôle d’actionnaire contrôlant ou quasi contrôlant plus important qu’il ne semble vouloir le jouer (cela s’est confirmé depuis l’entretien, NDLR), puisqu’il est plus dans la volonté de concertation et de dialogue que de faire un choix tranché pour l’un ou l’autre camp. […]
Dans un premier temps, M. Camus a eu des discours assez intéressants. Il y a eu à la fois ce!e mise en avant de la raison d’être, il y a eu la tentative de la « poison pill », avec la fondation pour la partie eau de Suez. Et il y a eu un discours qui a été : « regardez, on va créer plus de valeur pour les actionnaires, on propose un plan dans lequel on vous montre qu’on va recréer de la valeur pour les actionnaires fortement ». C’est intéressant, cela intervient justement quand on essaye de séduire ceux qui vont décider du sort d’une offre publique comme celle là. Le problème dans ces situations, modulo tout ce qu’on a dit sur la concurrence et qui est crucial, c’est que des vitesses relatives différentes d’entreprises et du coup des situations de valorisation différentes créent mécaniquement ce type de situation ou l’un devient une proie et l’autre un prédateur. C’est pour cela qu’il faut se préoccuper de cette création de valeur en permanence. C’est une illustration parmi tant d’autres de ce besoin.
Je ne peux que vous remercier l’un et l’autre pour ce débat qui m’a semblé passionnant et de très haute tenue.
Pour plus d’infos :
– La raison d’être de l’entreprise, Bertrand Valiorgue : https://www.decitre.fr/livres/la-raison-d-etre-de-l-entreprise-9782845169166.html
– Le site de Jean-Charles Simon : http://smnjc.com
– La méthodologie 3-COM : https://www.3-com.fr/outils
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